11 décembre :
Histoire du marquis de Saint-Priest
Je suis en train d’écrire un article sur la passionnante existence menée par les contemporains de la Révolution.
Clio qui lit par-dessus mon épaule s’exclame :
— On peut parfaitement avoir vécu en cette époque troublée et ne rien savoir des événements, témoin l’histoire rapportée par Lenotre dans je ne sais quel ouvrage.
— Raconte-moi cela.
— Volontiers, me dit Clio. Cela commence sous le règne de Louis XVI. Le jeune marquis de Saint-Priest, qui avait des idées avancées, éprouva le besoin de crier : « À bas la Reine ! » en voyant entrer Marie-Antoinette dans sa loge.
— Les parents du jeune homme réussirent à le faire passer pour fou et le firent enfermer dans une maison de santé. Le marquis prit son mal en patience et se mit même à écrire une étude comparative sur les historiens de la décadence grecque. Ce sujet l’intéressa à tel point…
— Qu’il devint fou réellement ?
— Peut-être. Du moins, on le crut. La Révolution arriva. La famille de Saint-Priest émigra, la Nation s’empara de ses biens et continua à payer la pension du jeune marquis.
— La Révolution s’acheva, l’Empire vint ; puis la Restauration et les Cent Jours ; puis la seconde Restauration et Charles X ; puis la Révolution de 1830 et Louis-Philippe monta sur le trône.
— Le marquis était toujours dans sa maison de santé ?
— Oui. En 1837, âgé de soixante-dix ans, il eut enfin terminé son étude comparative des historiens de la décadence grecque et obtint qu’on fît venir un imprimeur. L’imprimeur ouvrit le manuscrit et lut une dédicace à Sa Majesté le roi Louis XVI.
« Pardon, monsieur le marquis, ne préférez-vous point dédier votre ouvrage à la mémoire de Louis XVI, cela paraîtrait plus judicieux ! »
« Tiens ! le roi est donc mort ?... Récemment ? »
— Le visiteur, qui se savait dans une maison de santé, ne s’étonna pas outre mesure de la question, mais il recula prudemment sa chaise et s’assura du regard qu’il pourrait, au besoin, regagner rapidement la porte…
« Eh bien, reprit le marquis, nous mettrons Louis XVII. »
« C’est que Louis XVII est mort aussi… »
« Tiens ! Y a-t-il un Louis XVIII au moins ? »
« Il y en a eu un, monsieur le marquis, mais il est allé rejoindre ses ancêtres. »
« Qui règne donc en France ? Je ne lis point les journaux. »
« C’est Louis-Philippe… depuis sept ans. »
« Ce Louis-Philippe serait donc l’arrière-petit-fils de Louis XVI ? »
« Je ne saurais trop vous dire… Ils se sont si bien remplacés, déplacés, restaurés, détrônés, rétablis, exilés, rappelés, que je m’y perds un peu… D’autant plus qu’il y a eu, mêlé à tout cela, un certain Napoléon… »
— On s’aperçut alors que le marquis de Saint-Priest (le vieux marquis de Saint-Priest) n’était pas fou.
— On le remit en liberté ? demandai-je alors à Clio.
— On le traîna en justice le 14 mais 1837 pour irrévérence envers la reine Marie-Antoinette cinquante ans auparavant. Si tu ne me crois pas, tu trouveras l’affaire dans le numéro de la Gazette des Tribunaux du dimanche 20 mai 1837… Je précise que le marquis fut acquitté.
— Le contraire eût été anormal, Clio, puisque le père du roi régnant s’appelait Philippe-Égalité et qu’il avait voté la mort du roi Louis XVI ! C’était plus grave qu’un coup de sifflet !
A suivre...
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